Entretien accordée au nouvel economiste par Jean-Claude Mailly le 21/08/2013 -
Une manifestation d’optimisme. C’est ainsi que Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force Ouvrière, définit l’engagement syndical
Comme une forme d’action collective portée par un idéal de justice sociale et par la conviction qu’ “à plusieurs” il devient possible de changer les choses. Et ces choses-là ne manquent pas.
En tête de ses sujets d’inquiétude et de ses terrains d’action : les accords du 11 janvier qui, sous prétexte de retirer au patronat “la peur d’embaucher”, facilitent les licenciements, le Pacte budgétaire européen et la politique de rigueur qui en découle – cet impératif d’austérité présenté comme “la seule voie” vers la relance et qui, selon lui, la rend au contraire impossible – les conditions de la mondialisation, qui favorisent le dumping social et, au final, la désindustrialisation et, surtout, l’absence de capacité opérationnelle et de vision d’un politique aux marges de manœuvre toujours plus réduites. “Incapable de modifier les choses” et pour qui le social représente désormais l’unique variable d’ajustement. De quoi être en colère. Ou, lorsqu’on s’appelle Jean-Claude Mailly, plus que jamais optimiste.
Le climat de mécontentement au sein de la société est incontestable. Il découle de deux problématiques majeures : celle du pouvoir d’achat et celle de l’emploi, assortis, dans le secteur public, d’un profond questionnement sur le rôle du fonctionnaire et sur le sens du service public aujourd’hui. Ces différents éléments contribuent à générer un sentiment fort d’insécurité : qu’on soit au chômage et que l’on craigne d’y rester, que l’on soit en CDI et que l’on redoute la mise en place d’un plan de licenciement au sein de son entreprise ou encore que l’on s’inquiète pour des enfants qui ne parviennent pas à rentrer sur le marché du travail, il semble que tout le monde ou presque fasse l’expérience de ce sentiment d’insécurité face à l’emploi et ceci va au-delà des questions d’indice de pouvoir d’achat. Pour l’instant, les gens réagissent localement, en fonction des problèmes qui surviennent au sein d’une entreprise – Aulnay, Michelin, Goodyear, Virgin… – à un moment donné. Les tensions ne se sont pas encore généralisées et il est pour l’heure impossible de savoir quelle expression ce mécontentement sera susceptible de prendre : sociale ou électorale… Ce qui est certain, c’est que tout peut changer très vite. D’autant plus que ce climat n’est pas spécifique à la France. Partout, les tensions montent.
L’incertitude liée à l’emploi est telle qu’elle alimente un sentiment de précarité croissant et ceci, même lorsqu’on est en poste ; et même lorsqu’on bénéficie d’un CDI qui a cessé depuis longtemps d’être perçu comme la protection absolue contre le risque de chômage. L’actualité en atteste d’ailleurs suffisamment. Parallèlement à cela, les contrats précaires se développent depuis des années : aujourd’hui, les CDD, les stages et l’intérim sont autant d’outils de précarité. Quant aux emplois aidés, nous avons été parmi les premiers à dire qu’ils devaient être réservés à des jeunes qui sont les plus éloignés de l’emploi mais ce ne sont évidemment pas eux qui permettront de régler la question du chômage. Même s’il est clair que cela peut avoir un effet statistique sur les chiffres. C’est d’ailleurs peut-être la multiplication de ce type d’emplois qui permettra au gouvernement d’inverser la courbe du chômage.
De notre côté, nous avons organisé, sur le plan national, des manifestations en opposition à l’ANI (l’Accord national interprofessionnel signé le 11 janvier) qui ont rassemblé 200 000 personnes sur l’ensemble du territoire. Nous considérons en effet que ces accords sont une erreur. L’objet de cette négociation était plus de flexibilité pour le patronat contre des droits nouveaux pour les salariés. Or on s’aperçoit que la flexibilité c’est maintenant alors que les droits nouveaux, ce sera demain, peut-être. L’un des points les plus dangereux de l’accord porte sur la mobilité : un salarié qui, demain, refusera la mobilité se trouvera en position d’être licencié économique à titre individuel alors qu’auparavant, l’employeur aurait été dans l’obligation d’entamer une procédure de PSE (Plan de sauvegarde de l’emploi) assortie de mesures d’aide au reclassement.
Depuis le début de cette négociation, nous savions quel était l’objectif du patronat, en particulier sur les accords dits de maintien de l’emploi. Ces accords existaient déjà. Nous en avons signé chez Renault, chez Air France… si ce n’est que nous l’avons alors fait sous deux conditions : d’abord on ne négociait pas de baisse de salaire – ce que l’ANI autorisera à l’avenir –, ensuite les salariés disposaient d’une garantie : si plus de dix salariés refusaient l’accord tel qu’il leur était proposé, il y avait obligation pour l’entreprise de faire un plan de sauvegarde de l’emploi. C’est cette obligation que les employeurs voulaient faire sauter. Je m’y suis opposé parce que cela revenait à nous priver d’une arme dans la négociation, mais c’est pourtant ce qui a fini par se produire. Si bien que désormais, si les gens ne veulent pas de l’accord, ils peuvent être licenciés économique à titre individuel.
Ces changements ne sont pas encore entrés en application et leurs effets se font déjà sentir. Un cas s’est présenté qui illustre parfaitement la logique à l’oeuvre : celui de la Snet, la centrale à charbon qui a été rachetée il y a quelques années par le groupe allemand E.ON, lequel, voulant fermer des centrales d’achat, a annoncé un plan social. Ce plan social a été contesté par les syndicats devant la justice et, le Tribunal de grande instance nous ayant donné satisfaction, il a suspendu le plan. Réaction de l’entreprise E.ON : c’est à prendre ou à laisser ; si vous n’acceptez pas le plan social, nous attendrons de bénéficier des nouvelles dispositions de l’ANI pour vous l’imposer. Ce type de réaction montre bien qu’effectivement, l’accord apporte plus de flexibilité aux employeurs. Quant aux droits nouveaux censés accompagner cette flexibilité accrue, je ne suis pas convaincu. La complémentaire santé, les droits rechargeables… Beaucoup reste à clarifier concernant la mise en œuvre de ces différents dossiers, c’est pourquoi, encore une fois, j’attends de voir quels seront, à l’arrivée, les gains réels de cet accord pour les salariés.
Je me méfie de l’argument consistant à dire : “Si vous voulez que l’on embauche demain, retirez-nous la peur de l’embauche.” Autrement dit, “faites en sorte qu’on puisse licencier”. Bien sûr, on peut parfaitement comprendre que l’activité soit fluctuante, que les besoins varient… Pour autant, une entreprise n’embauche que si elle a besoin et le CDI n’est pas si rigide que cela, sinon nous n’assisterions pas à autant de licenciements actuellement. Et encore une fois, pour apporter de la flexibilité aux entreprises, il y a les CDD, l’intérim… sans oublier les 35 heures qui ont, elles aussi, été pensées pour apporter une plus grande flexibilité dans l’organisation du travail. Aujourd’hui, peut-on réellement imaginer que des salariés acceptent des baisses de salaire ? Chez Renault, il n’y a pas eu baisses mais pondération des augmentations et réaménagement du temps de travail. Moyennant quoi, on a pu maintenir l’activité en France. Ce qui prouve que l’accord du 11 janvier n’était pas une nécessité absolue. D’ailleurs, qui s’est félicité de cet accord hormis ses signataires ? Le Front monétaire international et la Commission européenne. Ce qui, pour moi, n’est pas bon signe et montre qu’il s’inscrit dans une logique très libérale. Raison pour laquelle nous avons refusé de le signer.
Il faut par ailleurs noter que cet accord s’inscrit dans une tendance qui se vérifie en France mais aussi en Allemagne et dans tous les pays où il existe des conventions nationales, consistant à remettre en question ces conventions afin de ne plus négocier qu’au niveau des entreprises, ce qui est dangereux. Je vous rappelle que la France reste pour l’heure le premier pays au monde en terme de couverture conventionnelle, 90 % des salariés français étant couverts par une convention collective faisant que, si vous êtes salariés dans une TPE sans syndicat ni accord d’entreprise, vous bénéficiez tout de même d’une protection. Or l’adoption d’accords tels que ceux du 11 janvier fait que beaucoup plus de choses vont, à l’avenir, se régler dans l’entreprise, via des accords dits majoritaires. Ce qui signifie que l’on fait progressivement glisser la négociation du niveau national vers le niveau d’entreprise exclusivement.
A l’anglo-saxonne. Et cela représente un danger. Dans les pays anglo-saxons, si vous êtes dans une entreprise dépourvue de syndicat, vous êtes seul. Sans la protection de convention collective nationale. On n’en est pas là en France mais je constate une dérive dans ce sens. Comme en Allemagne où le domaine de l’agriculture est représentatif de cette tendance et de ses dangers : il s’agit en effet d’un secteur sans convention collective et qui use en toute liberté du dumping social. L’accord du 11 janvier ouvre une brèche qui accentue ce risque.
L’élément clé de la compétitivité française n’est pas le coût du travail. C’est l’innovation, la recherche, le développement mais aussi l’organisation industrielle, les relations donneurs d’ordres-sous-traitants… La force de l’Allemagne sur le plan industriel tient à tout cela. A une capacité à bâtir un positionnement porteur – comme elle l’a fait sur le haut de gamme automobile – et à travailler une technicité – comme c’est son cas sur la machine-outil que désormais même les pays émergents viennent lui acheter – et surtout, à élaborer une stratégie industrielle qui, au final, donne un ensemble structuré. Une cohérence d’autant plus efficace qu’elle est soutenue par les banques, ce qui n’est pas le cas en France. C’est sur tout cela qu’on va juger la compétitivité d’un pays et pas uniquement sur ses charges salariales ! On nous parle continuellement du coût du travail français mais on oublie que dans l’automobile, par exemple, il ne dépasse pas 20 %. Surtout, on oublie que l’Etat a un rôle à jouer en matière de stratégie industrielle. En matière de vision, de coordination et d’impulsion de cette compétitivité. Ce qui lui fait défaut depuis plusieurs années.
Pour moi, le facteur décisif, celui dont découle l’essentiel de notre situation actuelle et des difficultés qui y sont liées, est l’acceptation par notre gouvernement du pacte budgétaire européen. Il s’agit là d’un élément structurant : à partir du moment où ils rentrent dans ce pacte budgétaire et, par conséquent, se soumettent à sa logique de rigueur, voire d’austérité, les gouvernements n’ont plus de marge de manœuvre budgétaires. La seule variable d’ajustement qui leur reste est le social d’une manière générale. Autrement dit : le pouvoir d’achat, la flexibilité et la réduction à marche forcée, sans vision d’ensemble, des dépenses publiques telles que les retraites et le salaire des fonctionnaires. Ces trois éléments autour desquels s’articulent aujourd’hui les peurs et le mécontentement découlent directement de notre adhésion au pacte budgétaire. Et on semble l’oublier mais lorsque la Commission européenne donne ses recommandations à la France, elle se conforte strictement au rôle que nous lui avons donné. Il ne sert à rien, dès lors, de répéter qu’on ne veut pas se laisser dicter notre conduite et notre politique. Pour cela, il ne fallait pas signer le pacte budgétaire ! Il y avait moyen de faire autrement, mais cela impliquait de prendre des risques.
On voit bien à quoi cet accord a abouti depuis qu’il est en application : zone euro en récession, chômage en augmentation, inégalités qui se creusent… Tout cela parce qu’il place les Etats dans une logique de rigueur. Rappelons que les pays dont la dette publique a le plus augmenté sont le Portugal et l’Espagne : ceux-là mêmes où l’austérité est la plus grande. Tout cela prouve bien que cette politique de rigueur est dangereuse et contre-productive et surtout, qu’austérité et croissance sont incompatibles. Je ne dis pas bien sûr qu’il faut laisser les dépenses exploser mais il est évident que la voie que nous avons choisie ne porte pas ses fruits. Les cotisations sociales rentrent moins compte tenu du chômage, les recettes sur les revenus des entreprises diminuent… partout, on y perd. Il y a donc ici un vrai problème de logique qui n’est pas assumé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la quasi-totalité des syndicats européens avaient marqué leur opposition au pacte budgétaire. Cette logique économiquement libérale qui consiste à poursuivre dans l’austérité est infructueuse. On nous répète que c’est la seule voie, mais c’est faux, l’économie n’est pas une science exacte ! Et parallèlement à cela, on a le sentiment que le gouvernement adhère aux politiques économiques et monétaires menées par les Etats-Unis et le Japon, lesquelles se situent à l’opposé des nôtres… Quant à la formule récurrente selon laquelle le budget d’un Etat serait comparable à celui d’un ménage et que, dans les deux cas, on ne peut dépenser plus que ce que l’on gagne, elle est totalement erronée : un ménage ne fixe pas le niveau de ses recettes, un Etat, si ; dans une large mesure.
Les nationalisations temporaires peuvent être une solution face au risque de désindustrialisation, c’est évident. A partir du moment où l’on considère qu’une entreprise relève d’une filière stratégique – comme c’était le cas de Florange avec la sidérurgie – alors oui, le fait que l’Etat achète puis revende paraît une bonne solution. Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille y avoir recours chaque fois qu’une entreprise connaît des difficultés, mais pour moi le protectionnisme, non pas au sens de fermer les frontières mais au sens de disposer de normes européennes et de les faire respecter, n’est autre que de la concurrence loyale. De même, je n’ai pas de problème avec la mondialisation, j’en ai avec les conditions dans lesquelles, en ce moment, elle s’exerce. Ces conditions qui favorisent le non-respect des normes internationales du travail, le dumping social et qui est à l’origine de la catastrophe au Bengladesh… C’est pourquoi je suis pour garantir le respect des droits et des normes dans la mondialisation.
Il est impératif que le politique renoue avec le cœur de sa fonction, celle de guide au sens noble du terme. Y compris en termes de politique économique. Or c’est flagrant : les chefs d’Etat n’ont plus le pouvoir qu’ils avaient autrefois. Ils n’ont plus la capacité de modifier les choses. Les gens en ont conscience et cela accentue les peurs et la défiance. C’est pourquoi il est urgent de retrouver une capacité opérationnelle du politique, tant au niveau international que national. Pour l’heure, les G8 et autres sommets de dirigeants se multiplient et débouchent invariablement sur des déclarations qui ne sont jamais suivies des faits. Combien de fois nous a-t-on dit qu’il n’y aurait plus de paradis fiscaux ? Qu’on allait contrôler la finance ? Durcir les réglementations bancaires ? Cette incapacité à passer à l’action est frappante. C’est pourquoi je considère essentiel que le politique retrouve ce qui, par le passé, faisait sa légitimité, à savoir sa capacité d’action et sa dimension de visionnaire.
Pour moi, le rôle du syndicaliste n’a pas changé. Etre engagé dans l’action syndicale consiste toujours à avoir un idéal – le nôtre est celui de la justice sociale – et à défendre les droits des salariés dans une forme d’action collective, la légitimité du syndicat venant de ce constat simple : seul on n’y arrive pas, à plusieurs les choses deviennent possibles. Autre élément essentiel selon moi : l’indépendance syndicale, car la force première d’un syndicat c’est d’être libre de ses mouvements. A Force Ouvrière, nous sommes très rigoureux là-dessus, ce qui signifie que nous ne donnons pas de consignes de vote et que nous ne cherchons pas, comme d’autres le font, à être cogestionnaires des entreprises. Chacun son rôle. Le nôtre peut consister à être dans le combat, voire dans la grève, mais uniquement lorsque les autres outils d’expression ont échoué. Nous ne portons jamais atteinte à l’outil de travail ; nous nous efforçons toujours de privilégier la négociation. Le syndicalisme c’est des convictions, un idéal, des positions, mais c’est évidemment aussi du pragmatisme. Il faut un cap, bien sûr, mais pour y aller, il faut tenir compte de la réalité des choses. Ce qui est nouveau en revanche, c’est la dimension européenne et internationale accrue de l’action syndicale ; le fait que, désormais, tout ne se règle plus au niveau national.
Etre militant implique nécessairement d’être optimiste. Cela signifie qu’on estime pouvoir changer les choses. Qu’on croit au pouvoir de l’action collective sous toutes ses formes, au dialogue social, etc. Militer c’est agir sur les événements. Pour y parvenir, la négociation reste pour moi le moyen d’action privilégié mais je ne considère pas pour autant qu’il existe une limite à la contestation. Ainsi sur les retraites, si le gouvernement ne tient pas compte de nos préconisations, nous serons peut-être amenés à descendre dans la rue. Notre objectif n’est évidemment pas d’aller à la grève mais il est clair que la situation actuelle nous contraint souvent à des positions de résistance. Et c’est aussi cela notre rôle. »