"Il y a cette volonté de modifier la politique salariale avec l’arrêt évoqué de l’automaticité de la carrière, la mise en place d’une rémunération au mérite, afin notamment de ralentir le GVT. On en voit d’ores et déjà les prémices avec le gel de la valeur du point d’indice qui n’est plus considéré comme la référence. […] Derrière l’affichage d’une nouvelle politique salariale se profilerait ainsi la casse du statut général", indique Christian Grolier, le secrétaire général de la FGF-FO, dans une interview à l’AEF, commentant les huit premiers mois du quinquennat d’Emmanuel Macron. Se disant "totalement opposé" à une décorrélation de la gestion du point d’indice dans les trois versants de la fonction publique, il dénonce par ailleurs la démarche "Action publique 2022", dont, selon lui, tout "tout est décidé à l’avance", le gouvernement visant à terme des abandons de missions.
AEF : Quelle analyse portez-vous sur les huit premiers mois du quinquennat d’Emmanuel Macron ?
Christian Grolier : De manière très globale tout d’abord, et cela n’a pas toujours été appréhendé au moment de la présidentielle, nous avons un président de la République qui change le modèle social. Un exemple, qui concerne tant le privé que le public, est le financement de la protection sociale collective qui est vendu comme une amélioration du pouvoir d’achat pour le privé. Mais le fait de transférer le financement de la sécu par un impôt relativement injuste qui est la CSG, à la place des cotisations de l’assurance maladie et de l’assurance chômage est un changement de modèle social. En étatisant le financement de la sécurité sociale, on le soumet de fait au budget de l’État, donc aux restrictions budgétaires ce qui risque de conduire à des déremboursements, de la dérégulation.
Nous craignons donc beaucoup la mise en place d’un système que nous appelons "à trois étages" : un premier tiers qui est le régime obligatoire (la sécu) ; un deuxième tiers qui serait la complémentaire santé obligatoire, ce qui est déjà le cas dans le privé, la réflexion étant en cours dans le public ; et enfin le troisième qui consiste à ouvrir au marché une surcomplémentaire santé pour ceux qui peuvent se la payer. Et nous verrons au final qu’il n’y a pas beaucoup d’écart entre le programme d’Emmanuel Macron et celui de François Fillon même si ce dernier était en affichage beaucoup plus violent notamment en termes de suppressions de postes.
AEF : La mise en place d’une complémentaire santé obligatoire est toutefois réclamée par plusieurs organisations syndicales…
Christian Grolier : Oui mais ce n’est pas le cas de FO qui n’a pas signé l’ANI dans le privé car nous considérons qu’à partir du moment où l’on va sur de la surcomplémentaire, quelles que soient les modalités (on a vu que dans le privé, le patronat prenait toujours le panier le plus faible possible en termes de remboursements), on dérégule la sécurité sociale.
Cela pose un problème d’égalité de traitement et d’accès aux soins, a fortiori pour les demandeurs d’emploi. Certains employeurs territoriaux financent déjà une complémentaire santé pour leurs agents. À ce titre, le bilan que doivent mener au premier semestre les inspections générales (IGF, IGA et Igas) avant que ne s’engagent les discussions sera donc intéressant. À plus long terme, nous craignons le même type d’approche pour les retraites.
AEF : Et concernant les services publics et la fonction publique ?
Christian Grolier : Le processus est le même. Pour preuve, la déclaration d’Emmanuel Macron à la première conférence nationale des territoires, en juillet 2017, indiquant qu’il souhaitait passer d’un pays de l’égalité des droits à l’égalité des chances.
Il a plaidé pour une égalité d’accès aux services publics sur un même territoire. Conséquences : demain, les droits varieront d’une région à l’autre. Nous allons d’ailleurs suivre de très près la simplification des droits et des normes qui vont être expérimentées dans quelques préfectures.
Concernant la fonction publique, il y a cette volonté de modifier la politique salariale avec l’arrêt évoqué de l’automaticité de la carrière, la mise en place d’une rémunération au mérite, afin notamment de ralentir le GVT. On en voit d’ores et déjà les prémices avec le gel de la valeur du point d’indice qui n’est plus considéré comme la référence.
Le gouvernement réfléchirait par ailleurs à compenser l’inflation tous les ans pour tous les agents, sur le même principe que la Gipa, que ce ne serait pas étonnant. Cela leur permettrait de garantir un affichage de maintien du pouvoir d’achat des agents publics et de réaliser derrière des économies sur le GVT avec la suppression éventuelle de l’automaticité de la carrière, le passage à l’échelon supérieur ne se faisant plus qu’au mérite. Ce qui d’ailleurs ne veut rien dire dans certains cas, notamment dans les collectivités locales. Que signifie la rémunération au mérite pour les agents qui ramassent les ordures par exemple ? Derrière l’affichage d’une nouvelle politique salariale se profilerait ainsi la casse du statut général.
AEF : La mise en place d’une gestion différenciée des trois versants de la fonction publique, en particulier le territorial , via la décorrélation du point, participerait de la même logique. Quel est votre point de vue sur la question ?
Christian Grolier : Nous sommes bien entendu totalement opposés à la décorrélation de la valeur du point comme d’ailleurs la plupart des organisations syndicales. Ce serait en contradiction avec toutes les politiques publiques menées depuis 20 ans, notamment pour développer la mobilité entre les trois versants, qui est un élément structurant de la fonction publique avec la carrière et le statut général, Une gestion différenciée du point va encore compliquer la mobilité inter versants.
Je pense toutefois que c’est un faux pivot. Cela a été en ligne de mire au départ, notamment pour aider les collectivités territoriales à ne pas subir les hausses de la valeur du point alors qu’elles doivent faire face à la baisse de leur DGF et la suppression de la taxe d’habitation. Mais la décision du gouvernement de geler la valeur du point est en contradiction avec une éventuelle gestion différenciée. Je ne crois donc pas trop à la mise en place d’une telle mesure qui n’est de surcroît pas dénuée de risques d’un point de vue constitutionnel.
A priori, le gouvernement pourrait avoir trouvé une parade avec la compensation de l’inflation pour tous les agents sachant que le gouvernement songe à changer la politique de rémunération d’ici à deux ans. L’indemnité compensatrice de la hausse de la CSG en est une illustration. Nous continuons à cet égard à demander que la clause de réactualisation de cette indemnité soit pérenne.
AEF : Comment appréhendez-vous le programme "Action publique 2022", dont le Premier ministre a précisé les objectifs dans sa circulaire du 26 septembre 2017 ?
Christian Grolier : Tout d’abord, ce programme est à mettre en lien avec la restructuration du SGMAP (lire sur AEF). À cet égard, l’éclatement du SGMAP en deux directions, l’une chargée de la transformation publique, rattachée à Gérald Darmanin mais pilotée par un délégué interministériel placé sous l’égide du au Premier ministre (lire sur AEF) ; l’autre du numérique, rattaché au ministre du Numérique, son directeur Henri Verdier étant lui-même rattaché au SGG. La nouvelle organisation est donc une usine à gaz incompréhensible.
Et à cette organisation bicéphale, le gouvernement a ajouté une troisième entité, le comité national de la transformation de l’action publique qui ne réunit que les ministres, lui-même rattaché au Premier ministre, et qui va finalement tout décider. Et cela va contribuer au programme Action publique 2022.
Partant de là, tout sera donc décidé à l’avance puisque le gouvernement a déjà fait savoir qu’il voulait à terme abandonner ou externaliser certaines missions, même si l’on aura fait réfléchir un comité (le CAP22) (lire sur AEF) – les membres ne sont pas vraiment dans l’axe du modèle "fonction publique" que nous connaissons aujourd’hui –, et consulté les usagers et les agents via le Forum de l’action publique.
Pour preuve, un appel d’offres vient d’être lancé par la DGFIP pour privatiser le service de renseignement des usagers. Certes, les salariés ne fourniront certainement que les informations de premier niveau. Mais c’est un premier pas. Comme l’a été d’ailleurs, le 6 novembre dernier, dans l’indifférence la plus totale, les préfectures ont arrêté la délivrance des titres. Nous ne contestons pas les évolutions technologiques et le développement du numérique mais il n’est pas normal que certains services s’arrêtent ainsi de but en blanc. Autre illustration, la fin brutale des contrats aidés, notamment dans les Ehpad.
Avec le programme Action publique 2022, nous avons donc vraiment le sentiment que tout est pipé d’avance et que cela va déboucher sur un désengagement accru de l’État sur les services publics de proximité. Je ne suis pas certain que ceux qui ont voté pour Emmanuel Macron ont voté pour cela.
Autre objectif, la suppression à terme de 120 000 postes. La loi de finances pour 2018 ne prévoit certes que 1 600 suppressions de postes mais, outre les conclusions du programme Action publique 2022, le gouvernement sait très bien qu’il va y avoir ces prochaines années une accélération des départs de fonctionnaires à la retraite, en particulier en fin de quinquennat.
AEF : L’un des piliers d’Action publique 2022 est le numérique, avec un objectif de 100 % de services numériques à l’horizon 2022. Le Premier ministre a infléchi son discours lors de la deuxième conférence nationale des territoires, le 14 décembre, en précisant qu’il fallait prendre en compte la fracture numérique et que des crédits allaient être consacrés à la formation des agents . Qu’en pensez-vous ?
Christian Grolier : De fait. Il y aura forcément une part de la population, et ce même à l’horizon 2022 et au-delà, qui n’aura pas, pour diverses raisons, accès aux services publics par ce biais. Certes, il y a une évolution de la société vers le numérique et la dématérialisation. Mais il faut maintenir du service public de proximité pour garantir l’accès à toutes les données publiques et à toutes les demandes des usagers sachant qu’il y a encore des zones non équipées en fibre et où la 4G ne passe pas.
Par ailleurs, se pose la question de la formation professionnelle des agents. Cela fait 20 ans que la formation professionnelle est le parent pauvre de la fonction publique. Les trois quarts de la formation professionnelle sont aujourd’hui de la formation "initiale" en prise de poste et le peu de formation professionnelle continue qui existe est encore lié aux statuts particuliers et aux corps des agents. Nous attendons donc voir en quoi consistera le grand plan de formation au numérique de 1,5 milliard d’euros annoncé dans le cadre du grand plan d’investissement 2018-2022 . Mais le gouvernement va certainement attendre de boucler la réforme de la formation professionnelle dans le privé avant d’aborder le sujet dans le public, ce qui ne sera pas avant fin 2018.
Si on ne lance pas de débat de fond, si l’on n’essaie pas de comprendre ce qu’a changé la RéATE 1 et la RéATE 2, la réforme territoriale pour les agents territoriaux et la mise en place des GHT pour les agents hospitaliers, cela permettrait de voir ce qui marche et ce qui ne fonctionne pas. Alors qu’au lieu de cela, le ministère de l’Intérieur et Matignon ont déjà engagé des discussions sur la réorganisation des services déconcentrés départementaux sans que les organisations syndicales n’aient été mises dans la boucle et sans que le bilan des précédentes réformes n’ait été réalisé.
C’est tout le paradoxe de ce gouvernement qui affiche la volonté de tout faire avec la société civile et les corps intermédiaires avec lesquels il veut "coconstruire" les réformes alors que tout est déjà bouclé ! Le programme Action publique 2022 n’est donc que de l’habillage.
AEF : Comment jugez-vous la qualité du dialogue social mené par le gouvernement, sachant qu’Olivier Dussopt, nommé en novembre secrétaire d’État auprès du ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, est notamment chargé de ce sujet ?
Christian Grolier : Il faut souligner le fait qu’avant l’arrivée d’Olivier Dussopt, Gérald Darmanin a été systématiquement présent à toutes les réunions importantes, aux Conseils communs, parfois aux conseils supérieurs et ne s’est pas contenté de rester à l’ouverture. Avec l’arrivée d’Olivier Dussopt, nous avons désormais un interlocuteur dédié à la fonction publique qui sera plus accessible. Mais nous ne nous faisons guère d’illusion. Ce n’est pas pour autant que nous aurons un changement d’orientation politique.
C’est un autre grand paradoxe de ce gouvernement : il y a une réelle présence de nos interlocuteurs mais à l’inverse, le dialogue social est complètement tronqué. À cet égard, il faut reconnaître la sincérité de nos interlocuteurs qui ont indiqué dès le début être là pour mettre en œuvre les propositions du candidat Macron. Il y a donc une certaine sincérité dans la démarche qui est paradoxale avec le fait de vouloir "co-construire" avec nous.
C’est là que le dialogue social ne fonctionne pas. Nous voulons bien dialoguer, établir des états des lieux et comprendre la démarche du gouvernement mais tous les objectifs sont malheureusement des objectifs budgétaires. Nous devons faire face à une espèce d’ambivalence permanente, le gouvernement ne nous donne pas d’autres choix que de co-construire voire de cogérer ou non avec lui.
Quant au Forum de l’action publique, il manque aujourd’hui trois organisations syndicales dans le comité de suivi qui, à elles seules, représentent plus de la moitié des personnels. Cela ne les empêche pas de continuer et, par conséquent, de dialoguer avec certaines organisations syndicales qui ne représentent que très peu de personnels.
AEF : Les prochaines élections professionnelles dans la fonction publique auront lieu le 6 décembre 2018 . Quel est l’impact de cette échéance sur le positionnement des organisations syndicales dans ce dialogue social ?
Christian Grolier : Cette problématique ne pollue pas le positionnement de FO. Ce qui fait gagner une élection, c’est la présence du syndicat dans le service et son action auprès des agents au quotidien. C’est d’ailleurs ce qui nous a posé problème avec l’intersyndicale de la fonction publique.
Comment pouvions-nous tous être d’accord dans la perspective de la journée unitaire de mobilisation du 10 octobre sur un cahier de revendications très précis, journée suivie d’un boycott unitaire du CCFP (lire sur AEF), et ensuite réduire les revendications à l’intersyndicale syndicale suivante à la seule demande d’avancer au printemps le rendez-vous salarial prévu en octobre 2018 ? Sachant que ce rendez-vous salarial est une disposition prévue par le protocole PPCR que n’ont pas signé tous les syndicats…
Élections professionnelles ou pas, nous ne comptons donc pas anesthésier nos revendications au motif qu’il faut rester dans l’intersyndicale pour l’intersyndicale.
Nous n’irons jamais au-dessous d’un certain niveau de revendications. Ce qui explique pourquoi nous n’avons pas signé la lettre commune demandant au gouvernement d’avancer le rendez-vous salarial. Aujourd’hui, nous estimons que les éléments ne sont plus réunis pour qu’il y ait des actions communes dans les trois versants.
Ce qui n’empêchera pas que nous agissions en intersyndicale sectoriellement, notamment le 30 janvier prochain au sujet des Ehpad avec la CGT et probablement aussi la CFDT, l’Unsa et la CFTC.
Concernant nos objectifs pour les élections, il s’agit bien entendu de renforcer notre première place à l’État, et de progresser dans les deux autres versants, où nous sommes troisièmes, l’idée à terme étant d’être premiers partout. Sachant que le positionnement des confédérations sur les gros dossiers dans le privé, tels la réforme de la formation professionnelle ou le lancement du débat sur les retraites à venir, peut également influer sur le vote des fonctionnaires. Il faudra aussi prendre en compte, après 14 ans de mandat de Jean-Claude Mailly, l’élection d’un nouveau secrétaire général à l’issue du congrès de FO, en avril prochain, qui mènera la campagne avec nous.
Clarisse JAY - Source : AEF